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Yaourt à la catharsis

Il est bien tard, aujourd’hui encore, quand je rentre de courses. Plus tard que je ne le souhaiterais. Et j’ai l’âme fatiguée de cette crise sanitaire délirante. Je suis inquiet du burn-out grandiose qui guette nos travailleurs, déterminés à suivre des protocoles hygiénistes infernaux, pondus par des experts de rien du tout. Devant la grille de ma maison, attendant qu’elle s’ouvre, je porte dans les bras mon dernier achat indispensable, une yaourtière, en parfait petit soldat de l’autosuffisance que j’aspire à devenir. Commencer à fabriquer du yoghourt alors même qu’on a la tête en compote, plus ironique tu meurs.


Depuis la fin de ce grand enfermement, mon esprit s’égare et mon langage balbutie. Auparavant, chaque jour qui naissait m’était une éclosion magnifique. Mais depuis cette affaire, mes doux matins ont ceci d’ennuyeux que je dois d’abord leur trouver quelques occupations futiles à accomplir. Mon bateau théâtral étant à sec, j’entreprends autrement, et ailleurs, petitement toutefois. Pour tenir. Pour rester le grand constructeur de ma joie. Pour ralentir le temps également, lequel - salopard ! - galope à hue-et-à-dia par-dessus ce désordre planétaire. Dieu, qu’il file et s’échappe violemment. Je ne peux le rattraper, et chaque soir, je me couche exacerbé de ces heures vides écoulées qui ne sont même pas parvenues à m’ennuyer. Comme l’enfant sait qu’il a perdu un jour de vacances à cause de la pluie, je perds des jours de vie et c’est bien regrettable.


Monsieur le Président le prétend : depuis le « onze », la comédie des vivants a repris son cours ; mais je reste étrangement de côté. Son choix, de prolonger l’interdiction de pratiquer mon métier d’acteur, m’accorde cet honneur d’observer que nous n’assistons pas du tout au retour d’une vie antérieure, mais à celui du bruit seulement. Ce qui a repris son droit parmi les vivants, c’est une fatigue rauque et le bourdonnement névrotique de nos agissements, c’est le marc de notre existence. Et cette longue torpeur imposée me fait souvent me demander si je reviendrai un jour sur scène. Pour y prendre quelle parole ? Et à quelle fin ?


Ce soir donc, comme je me trouve devant mon portail, les bras pleins de mon bel achat transitif qui promet des desserts de rêve, au moment de rentrer chez moi une dame me croise sur le trottoir. Je la sens m’observer de très près dans mon effort. Il y a bien trois mois qu’un étranger ne s’était plus aventuré, maladroitement, dans mon espace vital. Passée derrière moi, la dame se retourne aussitôt, imprévisible, bravant une timidité légendaire. D’une voie musclée et saccadée, elle brise l’abêtissante concentration que j’accorde à mon paquet.


"Ça doit être dur pour vous !" me lance t’elle.

Comment répondre encore aimablement à ces incessantes interpellations de spectateurs, qui nous soutiennent et nous encouragent si gentiment en attendant la reprise ? Je n’ai plus de mots pour cela. Je me retourne par courtoisie, pour lui dire un petit-quelque-chose-de-gentil.


Mais cette fois, aux yeux mouillés de mon interlocutrice, je comprends immédiatement que son apostrophe n’est pas qu’une parole de bienveillance. Je ne connais pas cette dame mais je devine qu’elle est venue nous voir jouer. J’observe silencieux son émotion qui monte.


"On ne sait plus trop ce qui se passe. On a quitté notre planète pendant deux mois, et maintenant qu’on a atterri sur une nouvelle, on ne sait pas trop comment nous y comporter" dit-elle.


Je vais dans son sens et elle s’approche de moi.


"Vous y croyez, vous ? Au virus ? Au début, quand je faisais mon attestation pour sortir, c’était risible. Et quand je descendais dans la rue, je tournais la tête à droite et gauche, discrètement. J’avais l’impression qu’on m’observait. J’ai arrêté de regarder la télé, je serais devenue folle. Et cet état de délation ! Les gens qui en dénoncent d’autres."


J’en connais. J’opine imperceptiblement et elle continue tout en regardant ma yaourtière.


"Alors bon, au supermarché, maintenant, il y a deux camps ! Les gens masqués et les gens non masqués. Les masqués nous regardent de loin, nous qui ne portons rien sur le visage. Ils nous scrutent. Et les non-masqués, quand on se croise entre nous, on ne comprend plus rien de ce qui nous tombe dessus. On a plutôt envie de sourire de la situation."


Je ris et elle aussi.


"Je suis allé en centre-ville, ils ont tous des masques. C’est affreux. Mais il y en a ici aussi, à la campagne ! Même les cyclistes seuls mettent des masques, voyons c’est inutile, c’est risible. Peut-être qu’ils les mettront à vie à présent. C’est possible, croyez-vous, que certaines personnes les portent à vie ?"


Je ne sais pas. Oui. Peut-être.


"Je crains qu’il reste quelque chose de tout ça. Pour toujours. J’ai peur de ne pas guérir de cette angoisse qui s’est logée en nous pendant ces semaines ? C’était de l’enfermement pour moi, de l’internement même. Vous y croyez vous à ce virus ?"


Elle montre sa poitrine.


"Et cette chose au fond de moi maintenant, ça partira ou pas ? Quelles libertés retrouverons-nous, après tout ça ? Je pense qu’ils nous manipulent. Il n’y a plus qu’eux qui parlent, et d’une même voix encore ! Ce sont peut-être des robots ? En face, pas d’autre discours, pas de nouvelles personnalités politiques. Mais on n’est pas obligés d’aller tous dans le même sens ! Ils nous ont infantilisés, et maintenant ils sont dirigistes. Si j’étais jeune, je serais partie vivre dans un autre pays. Et puis tous les soirs, il y a ce type qui fait le compte du nombre de morts. Mais on ne peut pas précisément savoir combien il y a en a des morts, de toute façon ! On ne peut pas vraiment les compter. Cette obsession nécrologique soudaine ! C’est quoi, ça ?"


Elle fait un pas de côté.


"Ils ont peur du virus ? Non, ils ont peur de la vie. On ne vit pas avec la peur. Les choses reprennent et ça repart petit à petit, ils disent. Mais ce n’est pas la vie ça : pas de restaurants, pas de conversations, pas de… pas de… non, ce n’est pas la vie ! Vous avez lu le texte de Vincent Lindon ?"


Elle sourit de ses yeux qui s’humidifient à nouveau.


"Au moins, entre nous, on peut se dire les choses, c’est bien."

C’était presque une question, cette dernière phrase. Comme un besoin de réconfort de ma part, au regard du courage qu’elle avait eu d’affronter sa timidité en m’interpellant. Peut-être voulait-elle que je lui réponde que non, elle n’était pas seule à refuser cette sorte de peur décrétée pour tous, et son discours unique. Et qu'à moi aussi, comme elle, quelque chose n’allait pas dans ma poitrine. Ma réponse n’a pas été à la hauteur sur le moment. La dame est partie, sublime, non pas avec la même boule au ventre que tant d'autres, mais inquiète d’être possiblement la dernière à craindre un état liberticide plus encore qu’un virus hystérique.


Quand je suis rentré dans la maison, j’ai posé la yaourtière – objet tant convoité – négligemment sur la table et, subitement, je me suis précipité pour écrire. Cette inconnue venait de me rappeler à mon besoin vital de prendre la parole. Son courage de quelques secondes me sortait enfin de cette longue torpeur. Il m’éclairait. Au-delà de son propos, c’est sa brutale émotion qui était venue réveiller la mienne. Enfin ! Après ces semaines d’abrutissement.


Chacun de mes organes, se réveillant, réclame déjà un nouvel effort cathartique que seul le théâtre, en lequel nous autres acteurs avons grande confiance, offre au monde. Ce soir, devant mon écritoire, je fais la promesse à cette inconnue, comme à tous ceux qui n’auront pas son courage, de reprendre la parole. Au nom des quelques autres qui, comme moi, éprouvent des craintes différentes de celles que l’on voudrait nous imposer. Par l’entrebâillement de la porte de nos esprits émancipés, proclamons notre liberté d’avoir d’autres idées. Ni absence de civisme, ni irresponsabilité, notre revendication est celle de la libre-pensée.


22 janvier 2020, minuit


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